Quelles obligations pour les parties au contrat de bail commercial ?
Comme dans tout contrat synallagmatique, les parties au contrat de bail commercial supportent chacune des obligations essentielles auxquelles elles ne peuvent, en principe, pas se soustraire :
- concernant le bailleur, il supporte principalement l’obligation de délivrer au locataire un local conforme à la destination prévue au contrat ;
- concernant le locataire, il supporte inévitablement l’obligation de payer le loyer au terme convenu.
Un équilibre bouleversé par la crise sanitaire
Or, depuis mars 2020, début de la crise sanitaire, nombreux sont les commerçants qui ont rencontré des difficultés pour honorer leur obligation de paiement du loyer. Ont particulièrement été exposés les exploitants d’activités considérées comme étant « non essentielles », ayant subi successivement fermetures administratives et restrictions sévères à l’accueil du public. A titre d’exemples, peuvent notamment être cités : les exploitants de cafés, bars, restaurants, discothèques, cinémas, musées, complexes sportifs.
Dans ce contexte inédit, nombreux sont les locataires qui ont cessé de payer leur loyer, estimant que l’équilibre contractuel était rompu en raison des restrictions imposées à l’exploitation de leurs commerces.
Ainsi, durant ces deux dernières années, la question du maintien l’obligation de payer les loyers pendant les périodes concernées par les mesures restrictives, s’est posée à plusieurs reprises devant les juridictions.
La solution retenue par les juridictions luxembourgeoises
Compte tenu du caractère récent de la question, l’on ne peut pas encore affirmer que le Luxembourg dispose d’une jurisprudence constante en la matière. Toutefois, après quelques décisions éparses des tribunaux de paix ayant retenu des solutions divergentes, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg (juridiction d’appel en matière de bail à loyer) semble se positionner en faveur du maintien de cette obligation pour les locataires.
Pour tenter de se délier de cette obligation, les locataires invoquaient essentiellement des fondements de quatre ordres :
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La force majeure :
De nombreux locataires faisant l’objet de mesures de recouvrement forcés des loyers ont invoqué la crise sanitaire comme évènement de force majeure (c’est-à-dire un élément extérieur, imprévisible et irrésistible), les empêchant d’exécuter leur obligation contractuelle de paiement.
Les juridictions luxembourgeoises ont systématiquement rejeté ce fondement, en se référant à une jurisprudence bien installée selon laquelle la force majeure ne saurait permettre à un débiteur d’échapper à une obligation de payer. L’argent étant par nature fongible, l’obligation de payer n’est jamais à considérer comme étant insurmontable[1].
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L’exception d’inexécution :
Ce moyen visait à invoquer qu’en raison des mesures gouvernementales, les bailleurs s’étaient finalement trouvés en violation de leur propre obligation de délivrance des locaux. Face à cette « inexécution » de la part des bailleurs, les locataires s’estimaient libérés de leur obligation corrélative de paiement du loyer.
Ce moyen n’a toutefois jamais été accueilli par les juridictions luxembourgeoises qui ont retenu (i) tantôt qu’il n’y avait aucune inexécution de l’obligation de délivrance dès lors que les locataires n’avaient jamais été privés de l’accès aux locaux[2], et (ii) tantôt que, même à supposer qu’il s’agisse d’une inexécution de l’obligation de délivrance, la crise sanitaire constituait, à l’égard des bailleurs, un évènement de force majeure les exonérant de toute responsabilité[3].
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La perte de l’objet loué :
Les locataires ont ici invoqué que les mesures gouvernementales avaient provoqué une perte « juridique » des locaux loués. Cette perte devait entrainer, selon eux, la suspension de l’obligation de payer le loyer.
Plusieurs décisions du Tribunal de Paix de Luxembourg ont fait droit à ce moyen pour libérer les locataires des arriérés de loyers, retenant qu’ « en cas de perte juridique temporaire des lieux loués, le locataire se trouve également temporairement délié de ses propres obligations envers le bailleur, dont notamment le paiement du loyer (et les autres charges) inhérents à l’exploitation des lieux [4]».
Le Tribunal d’arrondissement n’a toutefois pas suivi cette analyse. La juridiction d’appel a en effet retenu qu’il n’y avait pas eu de perte juridique de l’objet du bail, dès lors que ce n’était pas le local en tant que tel, mais plutôt l’activité y exploitée qui était affectée par les mesures gouvernementales. Ainsi, ce moyen ne permet pas non plus au locataire d’échapper à son obligation de paiement[5].
Nous relevons par ailleurs que la théorie de la perte juridique semble définitivement écartée par les juridictions luxembourgeoises qui viennent encore de la rejeter dans une décision du 13 juillet 2022[6].
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L’équité et la bonne foi contractuelle :
C’est finalement sur le terrain de la bonne foi que s’est positionné le Tribunal d’arrondissement pour prendre en considération les difficultés effectivement rencontrées par les locataires.
A plusieurs reprises, le Tribunal d’arrondissement a relevé que la situation de pandémie n’étant imputable ni aux bailleurs ni aux locataires, les conséquences dommageables en résultant ne pouvaient être supportées entièrement par l’un ou l’autre. Le Tribunal a néanmoins poursuivi en retenant que le principe de l’exécution de bonne foi des conventions devait amener le bailleur à se montrer compréhensif en cas de déséquilibre radical, et à consentir à une réduction du loyer pour les périodes concernées[7].
Les tribunaux luxembourgeois se positionnent donc, pour le moment, en faveur du maintien de l’obligation de paiement, mais avec une réserve toutefois : la bonne foi contractuelle devant amener le bailleur à consentir à une diminution du loyer.
Nous relèverons qu’il s’agit là d’une application en demi-teinte de la théorie juridique de l’imprévision[8], qui, à l’heure actuelle, n’est pourtant pas consacrée par le droit luxembourgeois.
La Cour de cassation française vient de trancher en faveur des bailleurs
Dans trois arrêts rendus le 30 juin 2022[9], la Cour de cassation française a confirmé le maintien de l’obligation de payer les loyers pour les périodes visées par les restrictions gouvernementales.
Alors que les fondements invoqués devant les juridictions françaises étaient sensiblement similaires à ceux repris ci-avant, la Cour de cassation a retenu :
- que les locataires n’étaient pas fondés à invoquer, à leur profit, la force majeures ;
- que les mesures restrictives imposées ne constituaient pas, pour le bailleur, une inexécution de l’obligation de délivrance (écartant ainsi le moyen de l’exception d’inexécution);
- que les mesures gouvernementales ne sauraient être assimilés à une perte juridique de l‘objet loué ;
- enfin, que le bailleur qui proposait de différer le paiement, avait suffisamment manifesté sa bonne foi.
A notre connaissance, la Cour de cassation luxembourgeoise n’a pas statué sur les mêmes questions.
Quel impact sur les litiges en cours ?
Les décisions qui viennent d’être rendues par la Cour de cassation française viennent confirmer l’analyse retenue par les Tribunaux luxembourgeois, en se positionnant en faveur du maintien de l’obligation de paiement, sous réserve du principe de bonne foi.
L’analyse de ces décisions laisse toutefois apparaître une application de ce principe plus stricte par les juridictions luxembourgeoises, qui ont imposé aux bailleurs une diminution des loyers, tandis que les juridictions françaises se contentent de valider une proposition de paiement différé.
En tous les cas, le principe de bonne foi dans l’exécution du contrat restera à analyser au cas par cas, en fonction des circonstances réelles de chaque affaire, et selon nous, particulièrement de la nature du commerce exploité dans le local loué.
Pour le moment, négociations et concessions réciproques semblent être la voie à privilégier pour résoudre ce type de litiges.
Article rédigé par Me Elodie Rousseau – Avocat à la Cour chez Brucher Thieltgen and Partners.
[1] JPL, 14 janvier 2021, n° 124/21 ; TAL, 14, 8 décembre 2021, TAL-2021-03756 (citant : Cass. fr., 16 septembre 2014, n° 13-20.306 ; TAL, 8 décembre 2020, n° TAL-2020-03617). [2] JPL, 14 janvier 2021, n° 124/21 ; TAL, 14, 8 décembre 2021, TAL-2021-03756 [3] JPL 21 janvier 2021, n° 201/2021 ; JPL, 29 juillet 2020, n° 2051/20. [4] JPL, 13 janvier 2021, n° 94/21 ; JPL, 14 janvier 2021 n° 124/21 ; JPL, 4 février 2021, n° 376/21. [5] TAL, 14, 30 mars 2021, n° TAL-2020-09641 ; TAL, 11 mai 2021, n° TAL-2020-003621 ; TAL, 14, 28 juin 2021, rôles TAL-2021-02457 et TAL-2021-02480 ; TAL, 14, 12 juillet 2021, rôle TAL-2021-03029 ; TAL, 14, 8 décembre 2021, rôle TAL-2021-03756 ; TAL, 14, 22 décembre 2021, rôle TAL-2021-06238 ; TAL, 14, 13 juillet 2022, rôle TAL-2022-03402. [6] TAL, 14, 13 juillet 2022, rôle TAL-2022-03402. [7] TAL, 14, 28 juin 2021, rôles TAL-2021-02457 et TAL-2021-02480 ; TAL, 14, 8 décembre 2021, rôle TAL-2021-03756 [8] Il s’agit d’une théorie juridique permettant à une partie à un contrat, d’en renégocier les termes lorsque des circonstances, qui n’étaient pas prévisibles au moment de sa conclusion, en bouleversent l’équilibre et l’économie. Cette théorie n’est pas consacrée par le droit luxembourgeois (ni par le Code civil, ni par la jurisprudence). [9] Cour de cassation française, Chambre civile, 3, 30 juin 2022, 21.20-190 ; Cour de cassation française, Chambre civile, 3, 30 juin 2022, 21-20.127 ; Cour de cassation française, Chambre civile, 3, 30 juin 2022, 21-19.889
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Me Elodie Rousseau – Avocat à la Cour